Conseil d'Etat (section),18 décembre 1959, arrêt Société « Les films Lutétia » et syndicat français des producteurs et exportateurs de films


Dans cet arrêt, on est en présence d’un arrêté du maire de Nice qui interdit la diffusion du film Le feu dans la peau. Dans cet arrêt, le CE va considérer que l’interdiction municipale est légale, et il va donc ouvrir là un terrain d’élection à la mesure de police car il va considérer qu’il est possible de réglementer la diffusion d’un film et de l’interdire dès lors que la projection est susceptible d’entrainer des troubles sérieux (référence à l’ordre public matériel et extérieur), ou la projection est susceptible d’être, à raison du caractère immoral du dit film et des circonstances locales, préjudiciables à l’ordre public.

Deux hypothèses donc :
1) la diffusion trouble l’ordre public, c'est-à-dire causer des désordres matériel et extérieur et
2) nouveau, le film présente un caractère immoral et des circonstances locales font que sa diffusion est préjudiciable à l’ordre public.
On a donc ici une jurisprudence, comme le dira Weil, dans laquelle « l’ordre moral est contenu comme un germe dans l’œuf » puisque le CE autorise les maires à interdire un film au vue du caractère immoral de ce film.

Cette jurisprudence n’est pas sans danger et peut donner lieu à une double lecture.

• On peut en effet considérer, et c’était la crainte du professeur Weil, (Droit administratif, collection Que sais-je), qu’il y a un risque d’élargissement de l’ordre public, au-delà de l’ordre matériel, à l’ordre moral. • En deuxième lecture on peut considérer que finalement cette décision encadre le pouvoir de police municipale dans la mesure où il y a des conditions posées à l’usage de ce pouvoir puisque ce pouvoir doit simplement être exercé au nom de la préservation de la moralité publique.

On peut donc dire selon une vision plus ou moins libérale que cette jurisprudence est dangereuse, parce que si elle vise la préservation de l’ordre public elle contient en elle le germe de la préservation de l’ordre moral et donne un nouveau pouvoir au maire, ou alors on peut considérer qu’il a une extension malgré tout mais modérée car il y a un encadrement. Il faut envisager le contenu : incontestablement il y a extension de la notion d’ordre public, mais cette extension ne va pas jusqu’à intégrer la notion d’ordre public moral. En effet deux conditions sont posées :
1. qu’il y ait une immoralité du film et
2. qu’il y ait des circonstances locales.

Ces deux conditions sont distinctes et pour interdire un film il faut ces deux conditions réunies. Du coup, ces conditions interdisent de lire cet arrêt comme faisant entrer l’ordre moral dans l’ordre public. Il ne permet pas d’interdire un film immoral mais interdire un film qui, dans les circonstances locales, trouble l’ordre public. Ce n’est pas en soi l’immoralité du film en soi mais l’incidence de l’immoralité du film sur la population locale. Autrement dit, c’est l’idée de trouble dans les consciences que peut introduire la diffusion de ce film.

L’autorité de police ne peut donc se porter à porter un jugement de moral sur un film en le jugeant immoral, il faut donc qu’elle puisse montrer que ce film là a bien des conséquences sur l’opinion publique des habitants de la commune et qu’elle jette un trouble dans les consciences. Il s’agit donc d’une protection de la moralité publique qui suppose une appréciation concrète et objective du trouble dans les consciences. Ce n’est pas la sauvegarde de la morale en soit mais la protection de la moralité publique, supposant une appréciation concrète et objective du trouble jeté dans les consciences. La sauvegarde de la morale est une appréciation arbitraire et subjective. Ici on n’est donc pas dans la sauvegarde de la morale en soi. On permet aux maires, au regard de l’opinion qu’ils ont du film tout en retenant des circonstances locales, d’argumenter sur l’interdiction du film. L’extension est d’autant plus nette que dans les premiers arrêts du CE, il privilégie l’appréciation d’immoralité du film sur les circonstances locales.

Dans l’arrêt Lutétia le CE légitime l’interdiction. Le commissaire du gouvernement avait soulevé l’existence d’une vague d’immoralité sur la côte d’Azur dans les années 1960, etc. Ces circonstances locales vont être jugées suffisantes pour le Conseil d’Etat : en pratique donc le CE met plus l’accent sur l’immoralité que sur une vérification précise des circonstances locales (il est laconique en la matière).